Apprendre aux adolescents les principes de la coopération grâce au jeu vidéo
De nos jours, la pression sociétale encourage les jeunes à tendre vers toujours plus de compétitivité. À l’école ou en dehors, l’accent est mis sur la performance individuelle. Il nous semble dès lors important de mettre l’emphase sur la collaboration au sein de nos activités numériques. Pour ce faire, le jeu vidéo constitue un outil remarquable comme nous allons l’observer dans cet article.

Jeu vidéo et expériences collectives
L’étymologie du mot coopération nous vient du latin « cooperatio » signifiant l’action de participer à une œuvre commune. L’utilisation de la notion de coopération ne se cantonne pas à l’activité ludique ; le concept a été étudié par l’ensemble des disciplines scientifiques. En effet, la coopération s’envisage aussi bien d’un point de vue sociologique, économique ou encore politique.
Au sein du médium jeu vidéo, la coopération est d’abord une méthode de classification des jeux. Dans le jeu vidéo, il existe deux grandes familles : les jeux solos et les jeux multijoueurs. Cette classification est à visée indicative. Afin de bien comprendre cette notion, faisons un parallèle avec les jeux de société. Lorsque vous achetez un jeu de société, il est toujours indiqué sur la boîte à combien de joueurs le titre se joue. De la même manière, un jeu vidéo estampillé multijoueur constitue donc une expérience qui se vit à plusieurs.
Cependant, qui dit jeu multijoueur ne veut pas spécialement signifier jeu coopératif. La compétition a toujours fait partie intégrante du paysage vidéoludique. Des confrontations en salle d’arcade à l’avènement de l’e-sport, les jeux vidéo ont depuis toujours embarqué des mécaniques de design encourageant à la concurrence. Le besoin perpétuel d’être le meilleur se matérialise par la nécessité de se classer par rapport à autrui : tableau des scores, parties classées, …
Si les logiques de compétition et de coopération peuvent sembler aux antipodes, la réalité est toute autre. La grande majorité des expériences compétitives font la part belle à des comportements purement coopératifs. Ainsi, pour défaire l’équipe adverse, les joueurs sont amenés à collaborer en permanence que ce soit par la discussion ou par des mécaniques de jeu pensées pour l’interaction entre joueurs. La pratique compétitive du jeu vidéo s’apparente ainsi à la pratique de sport d’équipe traditionnelle. Dans ce type de discipline, il apparaît clairement que la somme des individualités ne fait pas tout. La collaboration entre les joueurs est véritablement le point central.
Pour autant, il est intéressant de constater que le vocable utilisé reste celui de la compétition. Lorsque l’on participe à une série de matchs de volley-ball ou d’e-sport, c’est le champ lexical de la compétition qui prévaut.
La coopération en animation
Après avoir posé quelques jalons théoriques, intéressons-nous désormais à la pratique. Comment tirer parti des multiples facettes de la coopération grâce au médium jeu vidéo ?
Nous avons imaginé et conceptualisé une animation qui suivrait plusieurs séquences et aborderait plusieurs aspects de la coopération. Le public ciblé était composé d’adolsecents entre 13 et 17 ans déjà coutumiers de la pratique vidéoludique. Nous ne nous attarderons pas sur les résultats bien qu’ils furent très encourageants. L’objectif est plutôt ici de jeter les bases de réflexion autour des vertus pédagogiques d’un médium à peine effleurées à ce jour.
Séquence 1 : Coopérer en s’entre-aidant
Nous allons nous intéresser à un type de coopération que l’on pourrait qualifier de « naturelle ». En effet, la coopération naturelle impose aux joueurs de coopérer pour faire face à des problèmes ou à des énigmes. Le paysage vidéoludique recèle de mécaniques de game design qui vont en ce sens : faire la courte échelle pour atteindre des hauteurs, actionner un levier pour ouvrir un chemin à son coéquipier, tendre la main à son compagnon pour le protéger d’un danger. Afin de donner du sens à la coopération, les concepteurs de jeux vidéo ont réfléchi à des manières de pousser les joueurs à coopérer dans le but de faciliter l’expérience de jeu. Il existe aussi des phases de jeu où la coopération est obligatoire et contraignante. Dans les deux cas, les joueurs se partagent les mêmes enjeux et tentent de répondre aux mêmes difficultés dans un but commun : avancer ensemble.
Parmi les observations notables constatées lors de ce type de coopération, on peut observer une propension à des dynamiques sociales très positives. Les joueurs ont fortement tendance à adresser des félicitations, des remerciements et à se motiver mutuellement. Aussi, les jeux coopératifs basés sur l’entre-aide sont de parfaits vecteurs pour faire découvrir le médium du jeu vidéo à des non-initiés. Un gamer expérimenté pourra « combler les faiblesses » du joueur novice et le joueur novice se sentira impliqué dans la partie, car sa présence est indispensable.
Parmi les jeux qui usent de ces mécaniques coopératives, nous pouvons citer Heav 0, Unravel 2 ou encore It Takes Two titré du jeu de l’année 2021 par la cérémonie annuelle des Game Awards.
Séquence 2 : Coopérer et s’organiser pour gagner
Le deuxième type de coopération que l’on pourrait identifier et sur lequel nous avons trouvé bon de s’arrêter est la coopération asymétrique. Avant de poursuivre, il est important de préciser que la coopération vidéoludique est par nature asymétrique. Lorsqu’un joueur A appuie sur un bouton pour ouvrir une porte à un joueur B, l’expérience vécue n’est pas la même : elle est asymétrique. Si la majorité des jeux coopératifs embarquent donc ces mécaniques, certains jeux ont été pensés pour pousser le curseur à leur maximum.
On peut citer l’exemple très connu d’Overcooked. Il s’agit d’un jeu à plusieurs où des cuisiniers doivent délivrer le plus de plats possibles dans un temps limité. Pour ce faire, il faut découper et combiner des ingrédients, cuire et servir ses plats, faire la vaisselle, mais aussi jouer aux pompiers si un incendie venait à se déclarer dans les cuisines. Car oui, Overcooked prend un malin plaisir à mettre les joueurs face à des situations qui les dépassent. Le jeu pousse les joueurs à s’organiser de manière très rapide et organique. Chacun doit ainsi trouver son rôle dans le groupe et les tâches sont réparties pour faire face aux différentes situations problématiques. Il s’agit d’un type de coopération où chaque individu apporte de manière non-négligeable quelque chose aux autres. Plus encore, les joueurs sont interdépendants. Si un des joueurs délivre une mauvaise prestation, l’ensemble de l’équipe s’en trouve pénalisée. Les bases de cette coopération fonctionnent donc sur une relation de confiance mutuelle. Un joueur A sait qu’il peut se consacrer à une action A puisqu’un joueur B s’occupe quant à lui de l’action B.
Il est intéressant de constater que, contrairement à l’exemple précèdent la dynamique de groupe est ici plutôt conflictuelle. L’intensité des parties d’Overcooked et l’interdépendance des joueurs créent des moments de joie, mais également des moments de tension en témoigne un article du célèbre site de jeu vidéo Kotaku titré : « Playing Overcooked Can Tear People Apart And, Thankfully, Bring Them Together ».
« Jouer à Overcooked peut déchirer les gens et heureusement les rassembler. »
Jouer à des jeux tels qu’Overcooked nous semble intéressant pour la construction intellectuelle de l’adolescent. Ce type d’expérience fait clairement allusion à des mécanismes d’organisation du travail et est un reflet de notre société actuelle. Chaque joueur est ainsi assimilé à une tâche s’inscrivant dans un processus plus large. À l’heure où l’on pousse toujours plus à la spécialisation, les êtres humains abandonnent et délèguent volontiers certaines tâches ou compétences. Pourquoi savoir coudre alors que l’on peut acheter des vêtements à bas prix ? Pourquoi faire pousser ses fruits et légumes alors que des professionnels rendent ces produits facilement accessibles sur le marché ? Ainsi, l’interdépendance est un principe fondamental de notre société qu’il faut savoir accepter et conceptualiser. Le jeu asymétrique offre un terreau fertile d’expérimentation à ce sujet à la condition qu’un animateur accompagne les jeunes dans la compréhension de ces notions.
Séquence 3 : L’importance de la communication dans la coopération
Comme nous l’avons exprimé, jouer à des jeux asymétriques constitue bien souvent un espace conflictuel. Ce n’est pas tant le manque de dextérité qui pose généralement problème mais la communication entre les joueurs. De fait, lorsque l’on envisage la coopération, il est important de s’arrêter sur une des notions primordiales de son bon fonctionnement : la communication. Toutes les équipes d’e-sport le diront sans détour, la communication est un des leviers les plus puissants dont dispose les joueurs. Néanmoins, il est généralement mal utilisé et mal compris dû à son caractère conceptuel. Il est difficile de s’accorder sur ce que doit être une communication efficace tant la notion est subjective et soumise à l’émotion.
Il est pourtant possible d’améliorer sa capacité à communiquer en l’optimisant afin de dégager les informations essentielles. Une nouvelle fois, la communication fait partie intégrante de l’expérience collective du jeu vidéo mais seule une poignée de jeux mettent explicitement l’emphase sur cette compétence. Parmi eux, on trouve Keep Talking and Nobody Explodes qui pousse à son paroxysme la nécessité de communiquer. Avant même d’expliquer les bases du jeu, il est notable de constater qu’il s’agit d’un jeu qui ne requiert aucune précision et aucun prérequis de joueur. Une personne non-expérimentée avec les jeux vidéo aura les mêmes prédispositions qu’un joueur affirmé. En brisant les barrières mécaniques de la coopération vidéoludique traditionnelle, on en revient aux fondamentaux de la coopération : l’écoute, l’organisation et la prise de décision.
Keep Talking and Nobody Explodes est un jeu asymétrique dans lequel un joueur muni d’un manuel doit fournir des informations à son coéquipier qui, lui, doit désamorcer une bombe. Le challenge est double. D’une part, le manuel à lire par un des joueurs est particulièrement long (vingt-cinq pages fourmillant d’informations) et d’autre part le joueur possédant le manuel ne voit pas la bombe. Seul le joueur disposant des capacités de désamorcer a un visuel sur la bombe. Ce dernier doit donc décrire et expliquer ce qu’il voit dans un temps limité. Dans un second temps, il doit comprendre et appliquer les directives de son allié.
Si les premières parties de Keep Talking and Nobody Explodes sont souvent éprouvantes et anxiogènes, le jeu nous amène rapidement à améliorer notre capacité à communiquer. Après quelques parties, il en ressort une maîtrise grisante où le duo, par sa capacité à communiquer, semble pouvoir venir à bout de toutes les situations.
Quelques remarques en guise de conclusion
Le modèle d’animation en trois axes dressé ici nous a semblé être une approche véritablement pertinente. On a remarqué une progression et une connexion entre les différents segments de l’animation. Après chaque séquence, nous avons pris soin de débriefer avec les adolescents afin de recueillir les observations. Généralement, après avoir joué à Overcooked, les adolescents se rendent compte que là où le bât blesse, c’est sur la communication. C’est pourquoi, avec l’étape d’après, nous leur proposons de travailler efficacement sur cette compétence. Chaque séquence nous amène à nous poser des questions et celle qui suit est pensée pour nous donner des éléments de réponse ou tout du moins des pistes de réflexion. Il y a une volonté de proposer un aspect vraiment progressif dans l’apprentissage.
Les observations dégagées ici sont le fruit d’animation sur le terrain. En ce qui concerne le secteur académique, la coopération dans le jeu vidéo est un sujet qui a été relativement peu exploré par les chercheurs en sciences de l’éducation. Il y a par ailleurs une étude intéressante réalisée au Québec où Anaëlle Gravier, une mémorante, a montré comment l’utilisation des jeux vidéo coopératifs pouvait faciliter la communication entre les enfants présentant un trouble du spectre de l’autisme et leurs parents. La recherche a montré que les jeux coopératifs facilitent la communication verbale et non verbale chez l’enfant, notamment chez ceux qui ont des troubles.
Vous l’aurez compris, le champ des possibles est immense et d’autres études empiriques seront indispensables pour nourrir et consolider plus fermement le discours explicité ici.
Bibliographie :
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